"Aux Etats-Unis, la peine de mort est une continuation de la ségrégation raciale"
LEMONDE.FR | 10.10.11 | 19h44
Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage 999 ?
Ce sont les trois premiers chiffres du matricule des condamnés à mort dans plusieurs Etats, dont le Texas. Je les ai retenus comme un symbole de l'inhumanité de la peine capitale : leur sentence est comme tatouée sur leur identité tout au long de leur incarcération, qui dure souvent plusieurs années.
Les Etats-Unis sont une des seules grandes démocraties (avec l'Inde et le Japon) à pratiquer la peine de mort. Comment expliquer cette singularité américaine ?
Parmi les explications possibles, il y a bien sûr le fait que la société américaine soit construite sur une violence omniprésente, illustrée par le port d'armes ou encore une criminalité très forte. Les Etats-Unis restent un pays de pionniers qui fonctionne selon le mot d'ordre du "marche ou crève". Les gens adhèrent à cette radicalité, la notion d'indulgence est peu partagée. La loi, tout comme la Constitution, est considérée par beaucoup comme d'inspiration divine, et la loi du talion, contenue dans l'Ancien testament, constitue aux yeux de beaucoup une justification en faveur de la peine capitale.
Il faut ajouter à cela que les Etats-unis sont une société jeune, quasiment adolescente, qui se construit par va-et-vients et dans l'excès. Le lynchage a perduré jusqu'en 1968 et la peine de mort subsiste aujourd'hui dans de nombreux Etats. Il y a certes un amenuisement de l'usage de l'exécution, mais le pays n'a pas encore développé un véritable regard critique sur la peine capitale.
L'Etat fédéral a un rôle à jouer, et il l'a déjà joué lorsqu'entre 1972 et 1976, la cour suprême a décidé un moratoire sur les exécutions, avant finalement de juger que la peine capitale ne violait pas la Constitution. S'il y avait eu un vérouillage constitutionnel, les Etats auraient été obligés de s'aligner.
Le problème, si l'on peut dire, c'est que la démocratie américaine va très loin : les juges, les district attorney et les gouverneurs sont élus. Leur discours est celui d'une sévérité à outrance car il répond aux peurs de la population face à la criminalité, qui est un véritable fléau aux Etats-Unis. Se positionner contre la peine de mort serait suicidaire, y compris dans le camp démocrate. Ce qu'a fait Mitterrand en 1981 est là-bas impensable.
La peine de mort conserve une dimension totémique très forte. Dans l'Utah, il existe une coutume consistant à frapper monnaie à chaque exécution. Il y a une volonté de pérenniser l'événement, d'en faire un sacrifice collectif qui s'inscrit profondément dans le paysage culturel.
Comment expliquer que la Californie, très libérale sur de nombreux sujets, soit un des Etats qui compte le plus de détenus dans les couloirs de la mort ?
Il y a eu en Californie une prise de conscience avec un moratoire sur les exécutions en vigueur depuis 2006, mais il y a un manque évident de courage politique. Ce compromis conduit à une situation ubuesque : aujourd'hui, 700 détenus patientent dans les couloirs de la mort californiens. Si le moratoire devait être levé, cela supposerait d'exécuter à la file ces 700 détenus, ce qui est proprement impensable.
Comment se structure dans l'opinion le rapport de force entre abolitionnistes et rétentionnistes (partisans du maintien de la peine de mort) selon l'appartenance politique, ethnique ou religieuse ?
Un sondage de 2006 de l'institut Gallup montre que le soutien pour la peine de mort est en moyenne de 65 % (en régression par rapport aux 80 % en 1994). Les rétentionnistes représentent un peu plus de la moitié des Démocrates, les deux-tiers des Indépendants et plus de 80 % des Républicains.
Parmi les plus farouches défenseurs de la peine capitale, on trouve les baptistes. Jay Gross, le prêcheur de la Southern Baptist Church de Conroe au Texas, tient des prêches très engagés auxquels j'ai assistés : "Si on n'exécute plus de peur de tuer un innocent, alors on devrait aussi ouvrir les portes des prisons, car on peut être sûr qu'il y a des innocents à l'intérieur", explique-t-il à ses fidèles avant de conclure : "Lorsque nous avons lancé des bombardements sur la France pour libérer l'Europe du joug nazi, bien sûr que des innocents sont morts. Pourtant il fallait le faire et nous sommes fiers de l'avoir fait. Pour la peine de mort, c'est la même chose !"
Les noirs sont beaucoup moins favorables à la peine capitale que les blancs, mais également beaucoup moins engagés politiquement. Ils sont conscients que c'est une justice de blancs faite pour les blancs. La peine de mort est une continuation de la ségrégation raciale, mais également économique, dans un pays où l'accusation a un budget illimité et où les avocats d'office ne font pas toujours leur travail.
>> Tableaux : Qui est pour la peine de mort aux Etats-Unis (Gallup)
Comment se répartit la population des couloirs de la mort par origine ethnique ?
Les Afro-Américains représentent 12 % de la population américaine, mais 44 % de la population dans le couloir de la mort. Les Blancs, qui représentent 72 % de la population, constituent 42 % des condamnés à mort.
Le déséquilibre est encore plus frappant si l'on considère l'origine des victimes : un noir qui a tué un blanc a beaucoup plus de chances d'être exécuté qu'un blanc qui a tué un noir. Au niveau national, la majorité des victimes ne sont pas blanches. Pourtant, 80 % des sentences de mort sont prononcées à l'égard des meurtriers d'Américains blancs. Par ce constat, on remarque d'une part que la peine de mort est un dispositif majoritairement au service des personnes de couleur blanche, et d'autre part, que la vie n'a pas le même prix selon la couleur de la peau ou les capacités financières de chacun.
Répartition des origines ethniques dans les couloirs de la mort :
Pour un procès où la peine de mort est requise, 200 personnes sont conviées pour finalement composer un jury de douze personnes. Il faut pouvoir répondre favorablement à la question suivante : "Seriez-vous en mesure de vous prononcer en faveur de la peine capitale si tel était le verdict proposé ?" La participation des abolitionnistes est donc exclue du mécanisme judiciaire de leur propre pays. Dennis Longmire, professeur de criminologie de l'université de Huntsville, Texas, explique à ce propos que "les catholiques et les juifs, connus pour leurs opinions abolitionnistes, ne sont pas les bienvenus dans les jurys. Régulièrement, on leur préfère des citoyens blancs protestants baptistes ou évangélistes, dont la morale n'interdit pas de voter en faveur d'une sentence capitale".
Il existe donc une véritable sélection des jurés, parfois sans qu'aucune motivation ne soit exigée. Si la victime est un enfant, le juge, l'attorney, parfois de mèche avec l'avocat, vont sélectionner prioritairement des mères de famille, susceptibles de s'identifier aux proches de la victime. La justice aux Etats-Unis est une guerre, et cette guerre passe par la constitution du jury.
Les critères pouvant mener à une condamnation à mort sont-ils systématiques ou fluctuants ?
Ces critères sont complètement aléatoires. Une étude menée en Californie montre que seuls 6 à 8 % des cas éligibles à la peine capitale sont effectivement condamnés à mort. Un meurtrier de policier, lui, sera systématiquement condamné à mort. Un tueur d'enfant ou de femme ou un crime très médiatisé aura également beaucoup plus de chance d'être condamné à la peine capitale, alors que rien n'est prévu en ce sens par la loi. Enfin, d'un point de vue géographique, pour un même crime on peut prendre vingt ans, perpétuité ou la peine capitale selon le comté où l'on est jugé.
Quelles sont les conditions de détention dans les couloirs de la mort ?
Elles sont évidemment très variables d'un Etat à un autre. A Nashville (Tennessee), elles sont tout à fait acceptables, et la Californie est considérée comme la colonie de vacance des couloirs de la mort. Le Mississippi, au contraire, est un bagne où les détenus doivent endurer des températures de 40 °C jours et nuits à certains moments de l'année, sans climatisation. Impossible de dormir, c'est un enfer qui n'en finit pas, avec comme seule issue la mort. Au Texas, les communications téléphoniques sont limitées à deux appels par mois, les visites très rares, l'alimentation déplorable, les livres visés par la censure et limités à quatre par cellule...
Au Texas ou en Géorgie, les détenus sont enfermés 23h/24 dans ce qu'on n'appelle même pas des cellules, mais des "cages". Quand vous savez qu'en moyenne les détenus attendent entre douze et vingt ans leur exécution et que le doyen des couloirs de la mort a vécu trente-quatre ans dans ces conditions avant d'être exécuté... Sans compter qu'il est interdit de fumer en prison, la dernière cigarette du condamné est interdite par la loi au motif que c'est mauvais pour la santé...
A Oklahoma, un type a essayé de se suicider le jour de son exécution avec des barbituriques. Ils l'ont emmené à l'hôpital, lui ont fait un lavage d'estomac, l'ont ramené en prison, l'ont sanglé et l'ont exécuté, tout ça en l'espace de quatre heures !
>> Lire : Le Texas abolit la tradition du "dernier repas" des condamnés à mort
Des éléments permettent-ils de penser que la peine de mort sera un jour abolie aux Etats-Unis ?
Il y a plusieurs signes qui montre que le pays est sur la voie d'une abolition, mais ça prendra sans doute très longtemps. Si on prend un peu de recul, entre les lynchages et la peine capitale, la visibilité de l'exécution diminue d'année en année. Or une peine qui est moins visible est une peine qui disparaît, disait Michel Foucault.
Il y a vingt ans, le discours abolitionniste n'était porté par personne. Il ne cesse depuis de progresser. Un sondage Gallup montre que si les personnes interrogées avaient le choix entre la peine de mort et une sentence à perpétuité sans conditionnelle, ils seraient plus nombreux à choisir cette dernière (48 %) plutôt que la première option (47 %). Trois Etats, ceux du Nouveau-Mexique, de New York et plus récemment de l'Illinois, ont aboli la peine de mort ces dernières années.
>> Lire : La peine de mort est "sur le déclin" aux Etats-Unis
Pour en savoir plus :
Le livre 999 trouve sa suite en images dans Honk, un documentaire co-réalisé par Arnaud Gaillard, en salle le 9 novembre.
Nenhum comentário:
Postar um comentário